« Je continue à veiller sur elle de près, elle n’est pas tirée d’affaire, d’ailleurs, le sera-t-elle seulement un jour ? » avait-elle dit en se levant pour prendre congé la première fois que nous l’avions invitée à la maison après notre déménagement.
Elle est formidable : une boule d’énergie tranquille aux cheveux blancs, une petite vie calme à Tataouïne après avoir tant bourlingué sur tous les continents à s’occuper des autres. Célibataire, elle s’est tournée voilà 30 ans vers l’adoption internationale et ce sont finalement deux enfants déjà un peu grands qui ont trouvé la chaleur de son foyer. Son garçon est désormais un monsieur solidement établi, bon boulot au service des autres, il a fondé sa famille et revient avec plaisir à Tataouïne pour le déjeuner du dimanche. Les semaines de vacances, les jeux de ses enfants résonnent depuis le jardin. Il est bien lancé et installé, pas d’inquiétude. Pour sa fille, c’est différent, elle s’inquiète toujours. Elle est belle comme le jour et n’a jamais rien voulu raconter. Dès le début, elle avait dit dans le cabinet du psy : « tu gâches ton argent Maman, je ne dirai rien ». Je me la représente, petite fille, air têtu, front plissé. Et elle a tenu parole sur son silence. Qu’a-t-elle dû vivre de terrible cette petite fille des rues ? J’imagine les nuits sans sommeil de sa mère.
La petite fille est devenue mère à son tour. Du père je ne sais rien, sauf qu’il a bien incarné son rôle d’étoile filante car il n’était déjà plus dans le paysage à la maternité. Les premières années ont été difficiles : s’occuper seule d’un petit, assumer au boulot. Et puis sont venus le chômage, le harcèlement des voisins, la solitude certainement insupportable certains soirs. Alors, elle est revenue habiter chez sa mère avec son fils. Ses journées sont rythmées par les allers et venues à l’école et les rendez-vous à Pôle emploi. Son dernier projet professionnel a été retoqué : « Mais madame, comment voulez-vous concilier votre projet avec votre situation de mère célibataire ? Vous ne pourrez pas, c’est impossible. Nous refusons votre formation ». Alors, elle dépose des cv dans les supermarchés du coin. La cohabitation chez sa mère lui permet de consacrer son rSa à l’éducation de son fils, sa fierté. Il est dans une « bonne » école où les enseignants « tiennent » les enfants. Ah, ça c’est autre chose que le laisser aller de son ancien quartier. Il est inscrit dans un club de sport depuis la rentrée, c’est chouette, il s’est fait plein de nouveaux copains. De toutes façons, il adore bouger. Tous les week-ends, mère et fils alternent entre balades à vélo, rollers, randonnées. Ils s’entendent bien tous les deux : elle lui offre une belle enfance à laquelle il pourra se raccrocher si la tempête souffle lorsqu’il sera adulte. Elle a toujours le sourire. Sauf le jour où elle m’a raconté la fois où la voisine du bout de la rue avait parlé à son fils en disant « toi le petit noir, je suis sûre que c’est toi qui marches sur mes plantes ». Alors que c’est même pas lui. De grosses larmes coulaient sur ses joues à cette évocation.
Souvent, le soir, elle me guette. Je suis fatiguée, j’ai ma journée de travail dans les pattes et j’ai hâte de cette 2ème journée qui commence avec mon petit Edgar. Elle a le temps, les devoirs sont faits, c’est agréable de profiter de l’été indien qui se prolonge. Nous échangeons quelques mots. Je n’ose plus lui demander des nouvelles de sa recherche d’emploi, ni même prononcer la formule passe partout « quoi de neuf ? ». Je lui demande comment ça va. Elle me parle de son fils, de ses progrès à l’école. Elle est si belle, si secrète. Sa mère passe une tête par la fenêtre, ses boucles blanches encadrent joliment sous sourire. Parfois elle nous rejoint pour constater combien Edgar a grandi et échanger des banalités. Et puis, je rentre chez moi pour le tunnel radieux bain-jeux-dîner-coucher, ces deux heures magiques quotidiennes avec mon fils à moi sublimées par le retour à la maison de Simon.
Je ne suis pas pressée. Nos fils sont un excellent alibi de conversation pour s’apprivoiser. Le temps joue pour nous.